Une leçon d'écologie et d'humanisme qui date de 70 ans...(épisode 3)
L’année d’après, il y eut la guerre de 14 dans laquelle je fus engagé pendant cinq
ans. Un soldat d’infanterie ne pouvait guère y réfléchir à des arbres. À dire vrai, la
chose même n’avait pas marqué en moi : je l’avais considérée comme un dada,
une collection de timbres, et oubliée.
Sorti de la guerre, je me trouvais à la tête d’une prime de démobilisation minuscule
mais avec le grand désir de respirer un peu d’air pur. C’est sans idée préconçue
- sauf celle-là - que je repris le chemin de ces contrées désertes.
Le pays n’avait pas changé. Toutefois, au-delà du village mort, j’aperçus dans le lointain une sorte de brouillard gris qui recouvrait les hauteurs comme un tapis.
Depuis la veille, jem’étais remis à penser à ce berger planteur d’arbres. "Dix mille chênes, me disais-je, occupent vraiment un très large espace".
J’avais vu mourir trop de monde pendant cinq ans pour ne pas imaginer facilement
la mort d’Elzéar Bouffier, d’autant que, lorsqu’on en a vingt, on considère les hommes de cinquante comme des vieillards à qui il ne reste plus qu’à mourir.
Il n’était pas mort. Il était même fort vert. Il avait changé de métier. Il ne possédait
plus que quatre brebis mais, par contre, une centaine de ruches. Il s’était débarrassé
des moutons qui mettaient en péril ses plantations d’arbres.
Car, me dit-il (et je le constatais), il ne s’était pas du tout soucié de la guerre. Il avait imperturbablement continué à planter.
Les chênes de 1910 avaient alors dix ans et étaient plus hauts que moi et que lui.
Le spectacle était impressionnant. J’étais littéralement privé de parole et, comme lui ne parlait pas, nous passâmes tout le jour en silence à nous promener dans sa forêt. Elle avait, en trois tronçons, onze kilomètres de long et trois kilomètres dans sa plus grande largeur.
Quand on se souvenait que tout était sorti des mains et de l’âme de cet homme - sans moyens techniques - on comprenait que les hommes pourraient être aussi efficaces que Dieu dans d’autres domaines que la destruction.
Il avait suivi son idée, et les hêtres qui m’arrivaient aux épaules, répandus à
perte de vue, en témoignaient. Les chênes étaient drus et avaient dépassé l’âge où ils étaient à la merci des rongeurs ; quant aux desseins de la Providence elle-même, pour détruire l’
œuvre créée, il lui faudrait avoir désormais recours aux cyclones.
Il me montra d’admirables bosquets de bouleaux qui dataient de cinq ans, c’est-à-dire de 1915, de l’époque où je combattais à Verdun. Il leur avait fait occuper tous les fonds où il soupçonnait, avec juste raison, qu’il y avait de l’humidité presque à fleur de terre. Ils étaient tendres comme des adolescents et très décidés.
La création avait l’air, d’ailleurs, de s’opérer en chaînes. Il ne s’en souciait pas ; il poursuivait obstinément sa tâche, très simple.
Mais en redescendant par le village,je vis couler de l’eau dans des ruisseaux qui, de mémoire d’homme, avaienttoujours été à sec. C’était la plus formidable opération de réaction qu’il m’ait été donnée de voir. Ces ruisseaux secs avaient jadis porté de l’eau, dans des temps très anciens.
Certains de ces villages tristes dont j’ai parlé au début de mon récit s’étaient construits sur les emplacements d’anciens villages gallo-romains dont il restait encore des traces, dans lesquelles les archéologues avaient fouillé et ils avaient trouvé des hameçons à des endroits où au vingtième siècle, on était obligé d’avoir recours à des citernes pour avoir un peu d’eau.
Le vent aussi dispersait certaines graines. En même temps que l’eau réapparut réapparaissaient les saules, les osiers, les prés, les jardins, les fleurs et une certaine raison de vivre.
Mais la transformation s’opérait si lentement qu’elle entrait dans l’habitude sans provoquer d’étonnement. Les chasseurs qui montaient dans les solitudes à la poursuite des lièvres où des sangliers avaient bien constaté le foisonnement des petits arbres mais ils l’avaient mis sur le compte des malices naturelles de la terre.
C’est pourquoi personne ne touchait à l’œuvre de cet homme. Si on l’avait soupçonné,
on l’aurait contrarié. Il était insoupçonnable. Qui aurait pu imaginer, dans
les villages et dans les administrations, une telle obstination dans la générosité la
plus magnifique ?
À partir de 1920, je ne suis jamais resté plus d’un an sans rendre visite à Elzéard Bouffier. Je ne l’ai jamais vu fléchir ni douter. Et pourtant, Dieu sait si Dieu même y pousse ! Je n’ai pas fait le compte de ses déboires. On imagine bien cependant
que, pour une réussite semblable, il a fallu vaincre l’adversité ; que, pour assurer la victoire d’une telle passion, il a fallu lutter avec le désespoir. Il avait, pendant un an, planté plus de dix mille érables.
Ils moururent tous. L’an d’après, il abandonna les érables pour reprendre les hêtres qui réussirent encore mieux que les chênes.
Pour avoir une idée à peu près exacte de ce caractère exceptionnel, il ne faut pas
oublier qu’il s’exerçait dans une solitude totale ; si totale que, vers la fin de sa vie,
il avait perdu l’habitude de parler. Ou, peut-être, n’en voyait-il pas la nécessité ?
En 1933, il reçut la visite d’un garde forestier éberlué. Ce fonctionnaire lui intima l’ordre de ne pas faire de feu dehors, de peur de mettre en danger la croissance de cette forêt naturelle. C’était la première fois, lui dit cet homme naïf, qu’on voyait une forêt pousser toute seule. À cette époque, il allait planter des hêtres à douze kilomètres de sa maison. Pour s’éviter le trajet d’aller-retour - car il avait alors soixante-quinze ans - il envisageait de construire une cabane de pierres sur les lieux-mêmes de ses plantations. Ce qu’il fit l’année d’après.
À suivre....