Une leçon d'écologie et d'humanisme qui date de 70 ans...(dernier épisode)
En 1935, une véritable délégation administrative vint examiner la « forêt naturelle ». Il y avait un grand personnage des Eaux et Forêts, un député, des techniciens.
On prononça beaucoup de paroles inutiles. On décida de faire quelque chose et, heureusement, on ne fit rien, sinon la seule chose utile : mettre la forêt sous la sauvegarde de l’État et interdire qu’on vienne y charbonner. Car il était impossible de n’être pas subjugué par la beauté de ces jeunes arbres en
pleine santé. Et elle exerça son pouvoir de séduction
sur le député lui-même.
J’avais un ami parmi les capitaines forestiers qui était de la délégation. Je lui expliquais le mystère. Un jour de la semaine d’après, nous allâmes tous les deux à la recherche d’Elzéard Bouffier. Nous le trouvâmes en plein travail, à vingt kilomètres de l’endroit où avait eu lieu l’inspection.
Ce capitaine forestier n’était pas mon ami pour rien. Il connaissait la valeur des choses. Il sut rester silencieux.
J’offris les quelques oeufs que j’avais apportés en présent. Nous partageâmes notre casse-croûte en trois et quelques heures passèrent dans la contemplation muette du paysage.
Le côté d’où nous venions était couvert d’arbres de six à sept mètres de haut. Je me souvenais de l’aspect du pays en 1913 : le désert... Le travail paisible et régulier, l’air vif des hauteurs, la frugalité et surtout la sérénité de l’âme avaient donné à ce vieillard une santé presque solennelle. C’était un athlète de Dieu. Je me demandais combien d’hectares il allait encore couvrir
d’arbres.
Avant de partir, mon ami fit simplement une brève suggestion à propos de certaines essences auxquelles le terrain d’ici paraissait devoir convenir. Il n’insista pas. « Pour la bonne raison, me dit-il après, que ce bonhomme en sait plus que moi. »Au bout d’une
heure de marche - l’idée ayant fait son chemin en lui -
il ajouta : « Il en sait beaucoup plus que tout le monde.
Il a trouvé un fameux moyen d’être heureux ! » C’est grâce à ce capitaine que, non seulement la forêt, mais le bonheur de cet homme furent protégés.
Il fit nommer trois gardes forestiers pour cette protection
et il les terrorisa de telle façon qu’ils restèrent insensibles à tous les pots-de-vin que les bûcherons pouvaient proposer.
L’œuvre ne courut un risque grave que pendant la guerre de 1939.
Les automobiles marchant alors au gazogène, on n’avait jamais assez de bois. On commença à faire des coupes dans les chênes de 1910, mais ces quartiers sont si loin de tous réseaux routiers que l’entreprise se révéla très mauvaise au point de vue financier. On l’abandonna.
Le berger n’avait rien vu. Il était à trente kilomètres de là, continuant paisiblement sa besogne, ignorant la guerre de 39 comme il avait ignoré la guerre de 14.
J’ai vu Elzéard Bouffier pour la dernière fois en juin 1945. Il avait alors quatre-vingt-sept ans. J’avais donc repris la route du désert, mais maintenant, malgré le délabrement dans lequel la guerre avait laissé le pays, il y avait un car qui faisait le service entre la vallée de la Durance et la montagne. Je mis sur le
compte de ce moyen de transport relativement rapide le fait que je ne reconnaissais plus les lieux de mes dernières promenades.
Il me semblait aussi que l’itinéraire me faisait passer par des endroits nouveaux. J’eus besoin d’un nom de village pour conclure que j’étais bien cependant dans cette région jadis en ruine et désolée.
Le car me débarqua à Vergons. En 1913, ce hameau de dix à douze maisons avait trois habitants. Ils étaient sauvages, se détestaient, vivaient de chasse au piège : à peu près dans l’état
physique et moral des hommes de la préhistoire. Les orties dévoraient autour d’eux les maisons abandonnées.
Leur condition était sans espoir. Il ne s’agissait pour eux que d’attendre la mort : situation qui ne prédispose guère aux vertus.
Tout était changé. L’air lui-même. Au lieu des bourrasques
sèches et brutales qui m’accueillaient jadis, soufflait une brise souple chargée d’odeurs. Un bruit semblable à celui de l’eau venait des hauteurs : c’était celui du vent dans les forêts. Enfin, chose plus étonnante, j’entendis le vrai bruit de l’eau coulant dans un bassin. Je vis qu’on avait fait une fontaine, qu’elle était abondante et, ce qui me toucha le plus, on avait planté près d’elle un tilleul qui pouvait déjà avoir dans les quatre ans, déjà gras, symbole incontestable d’une résurrection.
Par ailleurs, Vergons portait les traces d’un travail pour l’entreprise duquel l’espoir était nécessaire.
L’espoir était donc revenu. On avait déblayé les ruines, abattu les pans de murs délabrés et reconstruit cinq maisons. Le hameau comptait désormais vingt-huit habitants dont quatre jeunes ménages. Les maisons neuves, crépies de frais, étaient entourées de jardins potagers où poussaient, mélangés mais alignés, les légumes et les fleurs, les choux et les rosiers, les poireaux et les gueules-de-loup, les céleris et les anémones. C’était désormais un endroit où l’on avait envie d’habiter.
À partir de là, je fis mon chemin à pied. La guerre dont nous sortions à peine n’avait pas permis l’épanouissement complet de la vie, mais Lazare était hors du tombeau. Sur les flancs abaissés de la montagne, je voyais de petits champs d’orge et de seigle en herbe ; au fond des étroites vallées, quelques prairies
verdissaient.
Il n’a fallu que les huit ans qui nous séparent de cette époque pour que tout le pays resplendisse de santé et d’aisance. Sur l’emplacement des ruines que j’avais vues en 1913, s’élèvent maintenant des fermes propres, bien crépies, qui dénotent une vie heureuse et confortable. Les vieilles sources, alimentées par
les pluies et les neiges que retiennent les forêts, se sont remises à couler. On en a canalisé les eaux. À côté de chaque ferme, dans des bosquets d’érables, les bassins des fontaines débordent sur des tapis de menthes fraîches. Les villages se sont reconstruits
peu à peu. Une population venue des plaines où la terre se vend cher s’est fixée dans le pays, y apportant de la jeunesse, du mouvement, de l’esprit d’aventure.
On rencontre dans les chemins des hommes et des femmes bien nourris, des garçons et des filles qui savent rire et ont repris goût aux fêtes campagnardes.
Si on compte l’ancienne population, méconnaissable depuis qu’elle vit avec douceur et les nouveaux venus, plus de dix mille personnes doivent leur bonheur à Elzéard Bouffier.
Quand je réfléchis qu’un homme seul, réduit à ses simples ressources physiques et morales, a suffi pour faire surgir du désert ce pays de Canaan, je trouve que, malgré tout, la condition humaine est admirable.
Mais, quand je fais le compte de tout ce qu’il a fallu de constance dans la grandeur d’âme et d’acharnement dans la générosité pour obtenir ce résultat, je suis pris d’un immense respect pour ce vieux paysan sans culture qui a su mener à bien cette œuvre digne de Dieu.
Elzéard Bouffier est mort paisiblement en 1947 à l’hospice de Banon.